Ce texte est issu de la Carta Academica, publiée dans le journal Le Soir. Les points de vue exprimés dans les chroniques de Carta Academica sont ceux de leur(s) auteur(s) et/ou autrice(s) ; ils n’engagent en rien les membres de Carta Academica, qui, entre eux d’ailleurs, ne pensent pas forcément la même chose. En parrainant la publication de ces chroniques, Carta Academica considère qu’elles contribuent à des débats sociétaux utiles. Des chroniques pourraient dès lors être publiées en réponse à d’autres. Carta Academica veille essentiellement à ce que les chroniques éditées reposent sur une démarche scientifique.

Par Apolline Dupuis, assistante au Service des Sciences Politiques de l’Université de Mons.

Il est 4 heures du matin à Frameries. Nadine se lève en même temps que son mari, ouvrier chez Audi Forest, pour lui préparer le café et ses tartines. Lui est en fin de carrière dans cette usine qui ferme brusquement ; elle est une de ces « malades de longue durée », depuis 3 ans. Pendant 21 ans, elle était salariée dans une blanchisserie dans laquelle, comme déléguée syndicale, elle s’est battue pour améliorer les conditions de travail. En avril 2021, son médecin lui a annoncé que son corps était trop endommagé pour pouvoir travailler : elle souffre de plusieurs troubles musculosquelettiques, en particulier au dos. Nadine est aujourd’hui à 10 années de la retraite, officiellement. Elle travaille pourtant depuis ses 18 ans. Avant l’accord Arizona, elle prévoyait de toucher environ 1200 euros de pension. Depuis le 31 janvier, elle sait que ce montant sera modifié… et que ça ne sera pas une bonne nouvelle.

Huit mois après les élections du 9 juin, un accord de gouvernement fédéral est signé dans la nuit du 31 janvier par la coalition appelée « Arizona », formée par la NVA, le MR, Les Engagés, le CD&V et Vooruit. De nombreuses réformes de l’accord sont décriées comme « anti-femmes » par plusieurs institutions, dont la Mutualité Chrétienne. A l’occasion de la photo officielle, particulièrement révélatrice, de multiples critiques ont été émises par les organisations féministes sur la faible représentation des femmes parmi les ministres (4 sur 15) et l’absence totale de celles qui représentent pourtant la moitié de la population dans le KERN, le cœur du pouvoir. Cette inégalité n’est en fait que le miroir d’un accord de coalition qui, tant sur le fond que la forme, dessert les femmes.

Carrières incomplètes et temps partiels : des non-choix

L’accord de coalition 2025-2029 définit qu’une carrière complète pour accéder à la pension doit comprendre 35 années de travail de 156 jours avec prestation de travail effectifs et 7.020 jours de travail effectif (1) [NDLR: Fediplus n’est pas d’accord avec cette interprétation de l’accord de gouvernement. L’accord prévoit la mise en place d’un malus si on prend une retraite anticipée et que la carrière ne comprend pas 35 années de travail de 156 jours avec prestation de travail effectif et 7.020 jours de travail effectif. Il n’est pas question de pension complète]. Or, en 2023, 40,2 % des femmes salariées travaillaient à temps partiel (2), en premier lieu (25,8 % d’entre elles) pour s’occuper des enfants et autres personnes dépendantes de soins. Les femmes ne réduisent pas leur temps de travail par choix, mais par contrainte. En effet, les services publics ne bénéficient pas suffisamment de financements pour répondre aux besoins de la population. Prenons l’exemple des crèches : la Ligue des Familles estime à 37 % la couverture du nombre de places existantes, par rapport au total des besoins (3) (4). De même, le manque de places d’accueil en homes, combiné au coût de celles-ci, place souvent les personnes âgées, de plus en plus nombreuses, à charge de leur(s) fille(s). Celles-ci, qui comblent les trous laissés (ou créés) dans les services fournis par l’État, ne peuvent, en conséquence, atteindre ce qu’exige l’accord sur les pensions. En 2022, les femmes percevaient déjà, en moyenne, une pension 26 % inférieure à celle des hommes. (5)

Un malus pension pour celles qui œuvrent dans les métiers pénibles ?

En outre, l’Arizona prévoit l’instauration d’un malus cumulatif sur le montant des pensions pour celles (et ceux) qui partiraient avant l’âge légal. À terme, une pénalité de pension de 5 % par année d’anticipation serait appliquée (6). Comme Nadine, de nombreuses femmes œuvrent dans des emplois pénibles (techniciennes de surface, aides-ménagères, gardes d’enfants, infirmières, institutrices…), qu’ils soient ou non reconnus comme tels par la loi. Usés par un travail souvent répétitif, en permanence malmené par de lourdes charges, le tout sous la pression des tâches domestiques et familiales, leurs corps cèdent souvent avant l’âge légal de la retraite. Si la totalité des hommes n’y parvient pas non plus [NDLR: seuls 51% d’entre eux y parvinrent en 2014], seule une minorité de femmes (28 % en 2014) parvient à obtenir une carrière complète, en raison d’incapacité de travail (7). En conséquence, elles se retrouvent soit à temps partiel, soit parmi les « malades de longue durée ». Or, l’accord Arizona prévoit qu’une pension anticipée avant 60 ans ne sera possible qu’après 42 années de carrière avec au moins 234 jours de travail effectifs par an (8) [NDLR : partir avant 60 ans en pension anticipée n’a jamais été possible, et la prépension n’est pas une pension anticipée. Notons que l’accord Arizona ajoute cette possibilité qui n’existait pas avant]. Peu de femmes, et surtout peu d’ouvrières (9), entrent dans ces conditions, ce qui les expose au dit « malus », donc à la pauvreté et à la dépendance.

Travailler plus longtemps, en mauvaise santé

En 2022, le Bureau fédéral du Plan estimait l’espérance de vie en bonne santé des hommes à 64,1 ans, tandis que celle des femmes était estimée à 63,3 ans. En moyenne, les Belges vivent en bonne santé jusqu’à 63,7 ans (10). Or, selon les plans de l’Arizona, de nombreuses personnes devraient travailler jusqu’à 66, 67 ans et plus, de manière à atteindre le montant maximal de leur pension.

Cinquante-neuf pourcents des malades de longue durée sont des femmes, en raison des métiers et rôles sociaux qu’elles ont exercés (11). L’accord de gouvernement prévoit un renforcement des obligations de réintégration et des mécanismes de contrôle des personnes sous certificat médical depuis plus d’un an (12). Les femmes en arrêt maladie de longue durée seront, pour certaines, forcées de reprendre le travail, sinon elles subiront une perte de revenu supplémentaire, creusant une fois de plus les inégalités. Or, en 2023, les principales causes d’invalidité sont les troubles mentaux (188.731 personnes concernées), suivies des maladies du système ostéo-articulaire, des muscles et du tissu conjonctif (156.768 personnes concernées) (13). SOS Burn-out estime que se soigner d’un burn-out (uniquement reconnue comme maladie en relation avec le travail depuis 2006, donc limitée dans ses indemnisations) (14) peut nécessiter jusqu’à 5 ans et que 10 à 15 % de ces malades ne pourront jamais retourner au travail (15). Comme Nadine, bon nombre de personnes souffrant de troubles musculosquelettiques ne pourront retrouver leur emploi salarié, si ce n’est avec de grandes difficultés.

La réalité concrète de la vie des femmes, du corps et de la santé mentale dément ainsi les théories politiques construites dans des bureaux : seule une faible proportion de femmes pourra travailler, en bonne santé et à temps plein, jusqu’à l’âge imposé.

Pour une société qui cesse de creuser les inégalités

In fine, sous l’Arizona, la plupart des Belges travailleront plus longtemps – s’ils y parviennent – en partie en mauvaise santé, et pour des pensions moindres – s’ils n’y parviennent pas. Contrairement aux affirmations de la coalition, le devenir des femmes sous l’Arizona s’annonce devoir basculer davantage encore sous le seuil de pauvreté.

Seule une petite partie des conséquences des plans de l’Arizona a pu être ici développée. En effet, rien qu’au sujet des pensions, la suppression progressive de la pension de survie et de la pension de divorce s’ajoute à l’introduction d’un malus et au durcissement de la pension anticipée. Le Bureau fédéral du Plan a d’ailleurs estimé, en 2023, une perte de 145 euros par mois pour les femmes, contre 16 euros pour les hommes, si la pension de divorce venait effectivement à disparaître (16). Parmi les réformes que l’on pourrait juger créatrices d’inégalités, citons également le blocage des salaires jusqu’au moins 2027, le report du début du travail de nuit de 20 heures à minuit, ainsi que la possibilité de travailler jusqu’à 240 heures supplémentaires par an. (17)

Ces réformes participeront à une conciliation plus ardue encore du travail salarié et du travail ménager. Les foyers seront au cœur de cette tension. Le stress du quotidien, combiné à la précarité des femmes, ouvrira la porte aux violences intrafamiliales, dont les femmes et les enfants sont les premières victimes. (18)

Face au défi d’une société plus juste pour l’ensemble des Belges, peut-on espérer que l’Arizona s’attaquera enfin à la montée des inégalités, au lieu de les creuser ?

(1) Voir l’Accord gouvernemental.

(2) Le travail à temps partiel, Statbel. En comparaison, 12,1 % des hommes travaillent à temps partiel.

(3) Moustique, « Des crèches trop chères, trop rares, trop pleines : pourquoi le problème risque d’empirer ».

(4) La Ligue des familles, « Pénurie de places en crèches ».

(5) « Etude relative à l’analyse de la dimension de genre dans le système de pension belge ».

(6) Voir l’Accord gouvernemental. (p.51)

(7) En 2014, sous le gouvernement Michel, selon la FGTB, seules 28 % des femmes ayant pris leur retraite remplissaient la condition de 45 ans de carrière complète. [NDLR : pour les comparaisons, voir le graphique en p. 25.]

(8) Voir l’Accord gouvernemental. (p.52)

(9) Document Inami.

(10) Bureau fédéral du Plan, « Espérance de vie en bonne santé », 2023.

(11) Document Inami.

(12) Voir l’Accord gouvernemental.

(13) RTBF Actus, « Remettre les malades de longue durée au travail : deux tiers d’entre eux sont des femmes ».

(14) Beswic, « Le burn-out en tant que maladie liée au travail ».

(15) RTBF Actus, « Remettre les malades de longue durée au travail : deux tiers d’entre eux sont des femmes ».

(16) Bureau fédéral du Plan : « Minima de pension, périodes assimilées et écart de pension entre les hommes et les femmes ».

(17) Voir l’Accord gouvernemental.

(18) Iweps, « Les violences liées au genre en Belgique »